Les époux Arnolfini de Jan Van Eyck

Peintre du retable de L’Agneau mystique, Jan Van Eyck (1390–1441) est l’un des grands maîtres du XVe siècle. Il inaugure l’histoire de la Renaissance flamande, généralement conclue par la mort de Pieter Brueghel l’Ancien en 1569. Van Eyck montre dans ses œuvres une ouverture inédite à l’humanisme, délaissant l’allégorie et le tableau religieux. Son réalisme pointu est mis au service d’une étude psychologique objective de ses modèles, assez inédite pour l’époque. Il est également l’un des premiers peintres à signer ses œuvres.
 
On a dit de lui
« L’art du spirituel sous la métaphore corporelle. » Erwin Panofsky
 
Van Eyck est probablement né dans la périphérie de Liège. Son enfance et les conditions de son apprentissage artistique demeurent inconnues des historiens de l’art. Un mystère tout aussi épais entoure sa famille. Une chose est certaine, Jan avait deux frères, Hubert et Lambert, peintres comme lui.
Comme ses deux frères, Jan Van Eyck travaillait pour des commanditaires aisés et prestigieux, notamment Jean de Bavière, comte de Hollande et de Zélande dont la cour se tenait à La Haye puis à Liège. L’artiste n’est pas uniquement l’un des peintres les plus importants de son entourage, il fait aussi partie de ses courtisans. Malheureusement la plupart des œuvres qu’il réalise à cette époque, vers 1420, ont disparu ou ne sont connues que par des copies anciennes.
En 1424, le peintre rejoint Bruges et entre au service du duc de Bourgogne, Philippe le Bon. Bien payé, il doit s’installer à Lille et se voit confier des missions particulières, à la fois diplomatiques, mais aussi à but documentaire, lui permettant d’engranger des détails topographiques pour la réalisation de ses œuvres, religieuses ou non.
La peinture de Van Eyck est connue pour son réalisme méticuleux confinant à l’extrême. Il semble avoir poussé plus loin cette caractéristique de la peinture flamande du XVe siècle. Van Eyck n’était plus un peintre médiéval mais déjà un humaniste, qui s’intéressait à l’homme au cœur du monde. Pendant la Renaissance, le peintre est considéré comme l’un des plus grands maîtres européens, et l’inventeur selon Giorgio Vasari de la peinture à l’huile.
Les années 1430 sont dominées par la concrétisation d’une œuvre magistrale entamée par son frère : le retable de L’Agneau mystique, à Gand. La ville lui passe des commandes, tout comme de riches aristocrates, à l’instar du couple Arnolfini. Toujours très en faveur auprès du duc, marié et père de famille, Van Eyck continue de partager son temps entre peinture et diplomatie. Par exemple, en 1435, il est envoyé à Arras à l’occasion des négociations de paix entre la France, l’Angleterre et la Bourgogne. Le peintre décède à Bruges en 1441, à l’âge de 51 ans.
 
 
Les époux Arnolfini
 
 
Huile sur panneau de chêne – 82,2 x 60 cm – 1434
 
 
Dans une chambre, un jeune couple dont on ne peut pas dire qu’il exprime la joie de vivre. D’ailleurs, sans être pudibond, quel drôle d’endroit pour se faire portraiturer !
 
Lui, Giovanni di Nicola Arnolfini, né dans une riche famille de marchands originaires de Lucques et installés à Bruges, a une mine de déterré ; curieusement il a conservé son grand chapeau ainsi que son manteau doublé de fourrure, si bien que l’on se demande pourquoi il n’a pas pensé à fermer la fenêtre. 
Elle, Giovanna Cenami, avec son air mièvre, est une « fashion victim » ; en effet, contrairement aux apparences, elle n’attend pas l’un de ces évènements dit « heureux » : simplement, à cette époque, la mode était aux robes à la taille fort haute et aux plis amples. 
Voilà une éventuelle énigme rapidement écartée.
 
A n’en pas douter, ils viennent de regagner leur demeure, car on voit une paire de socques que Giovanna semble avoir à l’instant abandonnée au premier plan, et elle n’a pas encore chaussé les sandales rouges que l’on aperçoit au fond. Peut-être viennent-ils de se marier : la richesse de leurs vêtements incite à le penser, ainsi le choix de cette pièce trouverait-il une explication.
D‘ailleurs Giovanna a un geste curieux : elle pose sa main, la paume grande ouverte vers le haut, comme pour dire sa soumission, c’est-à-dire sa fidélité (voir sa reddition), sur celle de son mari, aux lèvres pincées et au visage impénétrable, dont l’autre main esquisse un mouvement que nous ne savons interpréter : d’approbation ou d’accueil. 
 
Et comment aussi interpréter le fait que c’est sa main gauche, et non la droite, qu’il a tendue à sa jeune épouse … Mieux vaut ne pas être superstitieux. A moins que l’on ne souhaite ainsi nous dire que cette union est morganatique et que les enfants à naître n’hériteront pas de leur père.
 
Enfin, l’unique chandelle qui brûle sur le lustre de cuivre éclatant doit être celle qu’à l’époque on apportait à l’église, ou qui présidait aux célébrations privées. 
 
Une atmosphère pesante qui ne parvient pas même à animer le petit chien guilleret, symbole de fidélité. 
 
Tout cela nous incite à aller voir ailleurs. En l’occurence dans ce miroir concave – une sorcière – au riche cadre orné de douze scènes de la Passion, qui figure au milieu du tableau et que surmonte la signature calligraphiée de l’artiste, dont le texte, rédigé en latin, est digne d’un graffiti : « Jan Van Eyck fut ici. 1434 ».
Un miroir qui ressemble à un oeil et s’attribue un droit de regard absolu.
Au Moyen Age, on appelait « miroir » la somme des connaissances.
Regardons ce miroir et regardons par ce miroir, car il concentre toutes les énigmes.
Arnolfini s’adresse à une personne qui se trouve dans la position que nous occupons pour observer ce tableau : c’est dans notre direction qu’il concentre son regard, au point d’oublier que derrière lui un oeil regarde et juge. Pour savoir à qui il parle, approchons-nous de cette sorcière : nous découvrons dans son reflet qu’il n’y a pas une personne, comme nous le pensions, mais deux . Décidons que l’une est le peintre, puisque, déjà, il a tenu à indiquer sa présence par sa signature, qui prend tout à coup une dimension troublante : « Jan Van Eyck fut ici » , ce qui est dire qu’il n’y est plus, ou sur le point de ne plus y être. 
 
Mais qui est l’autre personnage, qui se tient derrière le premier et regarde ? Cela ne devrait pas être très difficile à découvrir puisque la surface convexe du miroir, à la façon d’une rétine sur laquelle vient s’imprimer une image, fait qu’elle se présente presque aussi grande que les époux Arnolfini, que nous voyons à présent de dos. Pourtant, nous ne parvenons toujours pas à l’identifier. Nous avons beau remuer la question en tous sens, la réponse ne vient pas. Alors, regarder autour de nous ?
 
Cela n’est peut-être pas une mauvaise idée, mais il n’y a personne … Non, en effet, il n’y a personne, car cette autre personne que nous cherchons, c’est nous ! Oui c’est nous qui, un pas derrière le peintre, nous reflétons dans ce miroir. Et alors le geste d’Arnolfini prend un sens : aimablement, mais avec fermeté, il nous donne congé.
 
Le peintre a achevé son travail, et notre présence ne se justifiait que parce que nous l’accompagnions. Il nous faut donc quitter ces jeunes mariés austères et les laisser se soumettre à leur destin dans cette chambre nuptiale. 
 
Mais, à la réflexion, était-ce bien nous qui nous tenions derrière le peintre, ou bien était-ce le contraire ? Cédant à la curiosité, nous serions-nous glissés devant lui ? D’ailleurs, ayant achevé son tableau, il se sera certainement effacé afin que nous puissions mieux contempler celle-ci ou la scène qu’elle représente ? 
 
N’y pensons plus, car si à chaque énigme résolue une autre surgit, nous n’en finirons jamais avec ce maudit miroir. D’ailleurs, en pensant de nouveau à l’inscription, il nous vient un doute : « Jan Van Eyck fut ici … » Mais nous, s’il n’y est plus, où sommes-nous ? Peut-être n’a-t-il jamais existé et est-ce notre image qui s’est dédoublée : on ne sait jamais, avec ces jeux d’optique. Oui, mieux vaut décider que cela ne change rien : ou tout au moins essayer de nous en convaincre. 
Et laissons les Arnolfini sous l’oeil de Dieu, qui est ce miroir, puisque c’est le sort que Van Eyck leur a jeté en prenant congé : ils ne sont plus de bons bourgeois de Bruges, mais les archétypes de l’homme et de la femme, à la façon d’Adam et Eve.

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