Etude pour une Figure de Francis Bacon

Francis Bacon – Né le 28 octobre 1909 à Dublin (Irlande), Francis Bacon est un peintre britannique autodidacte, se déclarant lui-même hors tradition, mais néanmoins fortement inspiré par l’expressionnisme. 
 
En 1925, après avoir découvert son homosexualité, Bacon quitte ses parents et s’installe à Londres. Il s’émerveille de l’oeuvre de Picasso lors d’un séjour à Paris et réalise ses premières toiles dès 1929, parallèlement à son métier de décorateur d’intérieur. De ses oeuvres d’avant-guerre, il ne reste qu’une dizaine de toiles puisqu’il détruit quasiment tout en 1944. Francis Bacon rencontre finalement le succès à partir de 1945.
 
Son œuvre est composée principalement de triptyques, où les personnages sont représentés dans leur isolement, déformés ou torturés, lui valant parfois le qualificatif d’existentialiste. 
 
En 1945, son talent éclate à travers le triptyque « Trois études de figures au pied d’une crucifixion », lors d’une exposition londonienne. C’est d’ailleurs à Londres que Francis Bacon établit son atelier définitif en 1961. Son triptyque « Trois études de Lucian Freud », représentant le petit-fils de Sigmund Freud – son ami, Lucian Freud – est vendu aux enchères chez Christie’s en 2013, au prix record de 142,4 millions de dollars (105,9 millions d’euros). C’est une des enchères les plus élevées au monde pour une œuvre d’art. En 2014, c’est le « Portrait de George Dyer Talking » (son amant) qui est vendu pour environ 70 millions de dollars.
Francis Bacon consacre l’essentiel de son oeuvre à une interprétation très personnelle des corps et des visages, comme dans ses autoportraits, portraits de ses compagnons, etc. Ses oeuvres ont pour point commun un travail original sur la couleur et ses variations. Ses nombreux autoportraits (selfportraits) présentent le visage du peintre de façon déformée, torturée, en perpétuel mouvement, avec toujours de grands aplats de couleurs sombres. 
 
Souffrant d’asthme depuis l’enfance, Francis Bacon succombe à une pneumonie lors d’un séjour à Madrid au printemps 1992. Il meurt le 28 avril 1992 en Espagne à l’âge de 82 ans. 
 
 
Etude pour une Figure
 
 
Huile sur toile, 123 x 105,5 cm – 1945 –
 
 
La peinture est muette, et pourtant elle nous parle, et souvent nous interroge. La question peut porter sur ce qu’est la réalité, une image, c’est-à-dire sur ce que nous sommes devant la réalité et devant cette image. Les peintures sont des constructions, qui nous invitent à les dévisager pour comprendre ce qu’elles cachent et ce qu’elles montrent. Mais, souvent, cacher, c’est montrer, d’une autre manière, voire en insistant : attirer l’attention par une absence. En regardant une toile de Francis Bacon, nous sommes pris de vertige, non pas seulement à cause de la dynamique qui l’anime, mais par ce qu’elle ébranle en nous de frêles certitudes, de secrets sur lesquels nous ne voulons pas revenir. Son oeuvre, une fois entrée dans notre vie, n’en sortira plus ; comme si nous vivions sous une menace, alors que, en réalité, elle est pleine de douceur désespérée, une main tendue pour ne pas tomber. Ce que nous voyons le plus souvent chez Bacon ? Des silhouettes diluées, presque effacées par le pinceau qui les a fait naître, un déséquilibre irrémédiable organisé à la façon d’une cérémonie rituelle.
 
Cette peinture échappe au jugement par sa singularité : une représentation en temps d’abstraction, une pudeur en une époque d’exhibitionnisme. Et aussi par le refus d’imposer une leçon, de nous faire la morale ; à la façon d’un être aimé et aimant, qui ne peut rien d’autre qu’être là. 
 
Esthétique du désastre ?
 
Assurément, mais d’un désastre d’une nature comparable à celui que trainent avec eux les personnages de Beckett en parlant pour ne rien dire, seulement pour parler encore, afin de dire qu’ils ne sont pas tout à fait morts. 
 
Ce que nous voyons ici est un portrait. D’une absence ? D’un personnage qui vient de quitter la pièce, laissant manteau et chapeau sur une chaise ? Donc, si un homme a posé manteau et chapeau sur cette chaise, c’est qu’il est vivant, ou l’était, un instant plus tôt. 
 
Souvent, nous le voyons au fil de ces pages, nous croyons observer un personnage ou une action dans un tableau, mais en y regardant de plus près, nous constatons que c’est l’instant d’avant, ou d’après, qui nous est montré, et qu’un processus inconscient nous a fait « rectifier » ce qui nous est présenté au point que nous sommes sincèrement convaincus d’avoir assisté à la scène elle-même. 
 
Ici, pas de faux-semblant, rien à quoi nous raccrocher : manteau et chapeau ont été posés sur la chaise, et l’homme est sorti de scène sans dire un mot. Sans un message, car c’est à nous qu’il appartient de prononcer ce message, car c’est à nous qu’il appartient de prononcer ce message, pour autant que ce soit nécessaire, car, en réalité, il aura tout au plus la forme d’un exorcisme. 
 
Force nous est de le constater, faute de l’admettre aisément , ce qui reste ici, c’est un tableau, et rien d’autre. Pourtant cet homme absent, nous le sentons prêt à bondir sur nous, prêt à rentrer dans ce tableau à peine déserté et à l’envahir de sa présence. Certes, un sentiment de menace, mais qui ne pèse pas sur nous en particulier ; plutôt une menace qu’il se fait subir à lui-meme. Un autre mystère de ce tableau, qui ne montre rien, ou presque, c’est que dans son espace si clos nous sentons la présence du monde en son entier, comme si Bacon était parvenu, on ne sait comment, à le concentrer tout en le rejetant dans un ailleurs que nous ne saurions définir, et dont nous ne serions pas même capables de tracer vaguement les contours. 
 

En réalité, ces frontières ne délimitent probablement pas un « dedans » et un « dehors », car nous, pauvres spectateurs, sommes à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la toile, au premier chef concernés et réduits à l’attente. C’est alors que nous revient en mémoire un sentiment étrange déjà éprouvé devant des portraits de Bacon : celui de nous voir nous-même représenté dans la physionomie d’un autre, image brouillée et fantomatique, comme celle que nous avons de nous-même ; Bacon nous met en présence de ce nous-même réduit à l’état de forme mouvante par le moyen d’une image d’un autre, sans identité pour nous. Et il le fait sans inutile insistance, car il s’agit d’une évidence. L’image qu’il nous montre est sa propre image, ces coups de pinceau sont les siens, ces vastes surfaces monochromes sont les siennes, mais comme pour prouver que cela ne change rien, pour nous, quand bien même dans l’éclat des couleurs et le mouvement contorsionné des formes nous serions tentés de retrouver celles d’un art classique, d’un baroque omniprésent.

Leçon de peinture : la forme baroque comme expression de la disparition, de l’évanouissement, de l’extase, dès qu’elle est tracée sur la toile ou sculptée dans le marbre. La chair n’est qu’un morceau de viande humaine ; le sang, quelque chose d’un peu gluant qui sort d’un tube de peinture. Ce que Michel Leiris, proche ami de Bacon, résume ainsi : « Pas d’individu qui ne soit une parcelle transitoire de l’univers biologique en même temps qu’à lui seul tout un monde. Pas de présence charnelle qui n’apparaisse comme déjà rongée par la future absence. »

 
L’énigme de ce portrait d’un absent ainsi se dévoile : l’absence est une forme de la présence, projetée vers l’inéluctable dès le premier instant. L’homme a abandonné sur cette chaise les vêtements qui cachaient le dérisoire secret de son absence. 

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