L’Enigme d’un Après-midi d’Automne de Giorgio De CHIRICO

Giorgio de Chirico est né à Vólos en Thessalie (Gréce) le 10 juillet 1888, dans une famille aristocratique d’origine italienne. Enfance dans un petit village jusqu’à la mort de son père en 1905, sa mère déménage ensuite à Munich où Chirico fait ses études à l’Académie des Beaux Arts. Il est très influencé par des peintres romantiques comme Böcklin (« L’île des morts ») et Klinger. Et surtout, il lit les philosophes, Nietzche, Schopenhauer et Weininger en tête. Ce qui va influencer toute son œuvre à venir. Pour lui, la peinture devient une énigme. Elle est « métaphysique ».

 

Lorsqu’il débarque à Paris en 1911, il a déjà pas mal de toiles à son actif. Et surtout un univers bien à lui qui surprend et fascine Guillaume Apollinaire qui, dès 1913, introduit l’artiste dans son cercle ( Picasso, Derain, Max Jacob, Braque, Picabia, etc.) mais surtout André Breton. Ce dernier en fait immédiatement le chantre du surréalisme avant de le renier quelques années plus tard lorsque Chirico change de style. En ces années là, l’homme n’apparaît pas dans ses toiles. Où alors sous forme de marionnettes sans visage. Seule la statuaire antique le représente parfois. Et la nature morte, réaliste, devient menaçante.

 

En 1919, tout bascule. C’est le chaos. Chirico revient à un certain classicisme. La mémoire chasse le présent, le bouscule. La figure antique s’impose comme l’éclat le plus brillant de l’art. Chirico décontenance tout le monde. Pourtant, c’est dans ces tableaux là qu’il est le plus intime. A partir de cette date, on le regarde d’un sale œil. Jusqu’au mépris dans les années 40. Alors, par provocation, à moins qu’il ne s’agisse d’ironie ? Le peintre exalte académisme et pompiérisme. Il se peint en costume de cour, dans le style Renaissance, joue à reproduire les maîtres, Botticelli, Raphaël, Titien, Veronese et Rubens. Et surtout reprend toutes ses toiles du début dans une autre lumière, un autre format (les « replay »). Ses amis n’y comprennent plus rien : Chirico, qui peignait le rêve, ne jure plus que par la tradition. « Pictor classicus sum », s’écrie, enthousiaste et en latin, le nouveau converti. « Vade retro, De Chirico », rétorquent, offusqués et au complet, les surréalistes qui n’ont jamais badiné avec l’anathème.

 

Cette période enchantera Andy Warhol qui a rencontré Chirico à plusieurs reprises à Rome et qui disait de lui : « J’adore son œuvre et cette façon de répéter les mêmes peintures encore et encore, j’aime beaucoup cette idée ; j’ai donc pensé qu’il serait formidable de le faire ». On le dit épuisé, n’ayant plus rien à exprimer. Il dément cette affirmation avec les tableaux de la fin de sa vie. Même s’il ressasse certains thèmes comme celui des « Bains », il introduit dans ses compositions de merveilleux soleils, des croissants de lune. La peinture métaphysique est devenue peinture d’enfance. Il meurt à Rome (Italie) le 20 novembre 1978 à l’âge de 90 ans. 
 
De Chirico est un des maîtres qui ont révolutionné l’art moderne en élaborant de nouveaux codes linguistiques et visuels. Sa peinture métaphysique a inspiré l’avant -garde surréaliste (Magritte, Dali, Tanguy, Ernst à Picabia et Eluard), la Nouvelle Objectivité allemande et le Novecento, mouvement italien des années 1920.

 

 
 
L’Enigme d’un Après-midi d’Automne
 
 
 
 
Huile sur toile 45 x 60 cm – 1909
 
 
Aucun peintre moderne et peut-être même classique, autant que Giorgio De CHIRICO, n’a donné lieu à d’aussi violentes polémiques. 
 
Ainsi André Breton effarouché par son attrait pour le néoclassicisme – c’est-à-dire un retour à la primauté de la raison sur l’émotion – décida -t-il de ne retenir que sa période « métaphysique » en organisant une exposition intitulée « Ci-gît Giorgio de Chirico ». Ou bien Raymond Queneau, esprit pourtant plus subtil, qui déclara : « il est inutile de s’attarder derrière ce grand peintre (…). Une barbe lui a poussé au front, une sale vieille barbe de renégat. »
 
Comment en était-on arrivé là ?
 
Le cadre historique est une Italie qui s’est récemment constituée en Etat unitaire, où les peintres ne sont plus lombards, toscans ou siciliens, mais italiens, et invités à se prononcer vis-à-vis de la question nationale autant qu’à se situer au regard des mouvements en oeuvre à l’étranger, dont souvent ils ignoraient tout. 
La fureur iconoclaste avait trouvé ainsi sa patrie, à la fois bourgeoise et en proie aux attentats anarchistes : l’ « italienité » était au coeur du débat, c’est-à-dire le rapport avec la tradition, mais une « tradition » qu’il fallait en grande partie réinventer ; question sans équivalent ailleurs en Europe, où l’enjeu se résumait d’ordinaire à la confrontation avec l’académisme.
 
Bref la compétition s’annonçait bien rude entre le cheval de la Renaissance et la locomotive de l’âge industriel, qui incarnant, entre autres combats, celui de la beauté contre la laideur. 
 
La réponse de Giorgio De CHIRICO – « italien de l’étranger » pendant les 20 premières années de sa vie puisse que né en Grèce et formé à son métier à Munich – consista en une exposition du vide, à la fois des lieux et du temps, c’est à dire le spectacle de la vacuité des vestiges du passé et de l’incapacité de l’époque à se situer par rapport à celui-ci, dans une nation où il ne cesse d’affleurer.
 
Autrement dit, Giorgio De CHIRICO refusait de contourner la question de la représentation en s’en remettant à l’abstraction et s’en tint à son métier de peintre en proie aux ambiguïtés de la transcription de la réalité, laquelle, coeur du problème, n’existe justement que par la transcription, elle-même illustration de la disjonction entre image et réalité.
 
Que voyons nous représenté sur ce tableau ?
 
Une place déserte, la façade d’une église comme on en voit tant en Italie, notamment en Toscane, une statue dont l’ombre sur le sol semble marquer l’heure à la façon d’un cadran solaire, deux personnages (un homme et une femme) et, par-dessus un mur rouge, la voile d’un navire. Donc, ainsi que l’indique le titre : une énigme. A moins que ce navire ne nous emmène vers quelques certitudes.
 
Giorgio De CHIRICO nous ouvre une piste en relatant les circonstances dans lesquelles il peignit cette toile : 
«  Par un clair après-midi d’automne, j’étais assis sur un banc au milieu de la Piazza Santa Croce, à Florence. Certes, ce n’était pas la première fois que je voyais cette place. Je venais de sortir d’une longue et douloureuse maladie intestinale et me trouvais dans un état de sensibilité presque morbide. La nature entière, jusqu’au marbre des édifices et des fontaines, me semblait en convalescence. (…) Le soleil automnal, tiède et sans amour, éclairait la statue ainsi que la façade du temple. J’eus alors l’étrange impression que je voyais toutes les choses pour la première fois. Et la composition de mon tableau me vint à l’esprit ; et chaque fois que je regarde ce tableau je revis ce moment : le moment est pourtant une énigme pour moi, car il est inexplicable. J’aime appeler aussi l’oeuvre qui en résulte une énigme. »
 
Pour comprendre cette énigme, procédons avec humilité, c’est-à-dire en inventoriant les éléments qui la composent, au sein d’une perspective déformée. Ce que nous notons d’emblée, c’est que cette place est conçue comme une pure forme géométrique, peut-être par désir d’en abolir le sens ordinaire.
 
Si bien que cet espace clos par son architecture et ouvert par la présence devinée du navire se présente comme la scène de l’absence en un moment précis de la journée, celui où les formes à la fois s’affirment et se dérobent à l’explication : inquiétude et mystère du passage du temps. Un espace public vidé de toute présence humaine pour laisser place aux reflets d’une vérité intérieure et d’une mélancolie, qui est à l’incapacité d’être au monde autant que la conscience de la vanité de l’aspiration à l’harmonie. C’est-à-dire ce que Nietzsche décrivait comme cette « poésie étrange et profonde, infiniment mystérieuse et solitaire qui se fonde sur le « stimmung » de l’après-midi d’automne, lorsque le temps est clair et que les ombres sont plus longues qu’en été ».
Ou ce qu’à propos de Turin il appelait « la grandeur et la magnificence spatiale (…) de ces places graves et solennelles », d’ « une pureté radieuse » et plongées dans « le plus profond silence ». Des places que l’Histoire a désertées et dont les architectures, dès lors privées de fonction, sont réduites à l’état de géométriques et vacants décors, que nous habiterons, ou pas. 
 
Sachant, par la présence de ce mur, que ce monde est sans horizon vers où s’échapper : la voile était peut-être la clef de l’énigme, mais cette clef ferme plutôt qu’elle n’ouvre la porte donnant accès au réel, nous condamnant à demeurer sur la place déserte, ou désertée, du non-sens de la vie, envahis par la mélancolie tandis que les repères se perdent et que la perspective imperceptiblement se dérègle.
 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *