Laocoon de Le Greco.

Le Greco de son vrai nom Domenikos Theotokopoulos (1er octobre 1541 Candia en Crète – 7 avril 1614 Tolède en Espagne) est un peintre et sculpteur d’origine grecque. C’est à l’école d’art post byzantin de Crète qu’il commence à développer ses talents pour présenter ses premières oeuvres signées de son vrai nom: Doménicos Theotokópoulos. A cette époque, c’est uniquement un maître-peintre, spécialisé dans les icônes byzantines classiques.

 

Il se rend ensuite à Venise à 26 ans et il y parfait son enseignement auprès du Titien et du Tintoret. Après un passage à Rome où le maniérisme est alors en vogue, il y découvre les œuvres de Michel-Ange qui sont un grand choc pour lui et étudie l’architecture romaine ce qui le fait progresser au niveau de ses compositions. Le Greco s’installe ensuite définitivement à Tolède, capitale religieuse de l’Espagne, en 1577. Dans cette ville, il reçoit quelques-unes des ses plus importantes commandes et réalise ses plus grands chefs-d’oeuvre. Son talent y est en effet vite reconnu, notamment par le roi Phillipe II, qui lui commande des oeuvres pour son palais de l’Escurial. On lui commande également de nombreuses peintures, sculptures et constructions pour les retables d’importantes églises autour de Tolède (La chapelle de l’Escorial, église de Santo Domingo el Antiguo, la sacristie de la cathédrale de Tolède).

 

Les oeuvres d’El Greco synthèse du Maniérisme renaissant et de l’Art byzantin sont caractérisées par un fond sombre, des espaces vides, une luminosité incandescente semblant provenir de l’au-delà, des couleurs pures et vives (rouge, jaune), une atmosphère surnaturelle, des personnages élancés / longilignes / sveltes / déformés aux visages stylisés, le plus souvent extatiques ou convulsés et puissamment expressifs. Les thèmes religieux (« L’Enterrement du comte d’Orgaz » (1586-88); « Crucifixion » (1596-1600); « Le martyre de St Maurice » (1580-81) dominent largement l’œuvre du Greco, mais on y trouve aussi des portraits (« Dame à la fourrure de Lynx » (1577-80); « Portrait d’un cardinal » (v. 1600) et par contre seulement deux paysages dont un paysage poétique, rarissime à l’époque (« Vue de Tolède » (1597-99).

 

Son oeuvre est pourtant oubliée après sa mort, et ce n’est qu’au début du XXème siècle que de jeunes artistes comme Picasso et Jackson Pollock, ou plus tard Gérard Garouste, inspirés par la libération des formes, la lumière et les couleurs du peintre, le redécouvrent et s’en inspirent de nouveau pour révolutionner la peinture. Il est désormais considéré comme l’un des plus grands maîtres de la peinture. Le musée du Prado à Madrid est le plus riche en œuvres du Gréco: il en possède 70, que l’on peut consulter en ligne, mais dont certaines sont des copies réalisées par l’atelier du peintre.

 

 
 
Laocoon 
 
 
 
huile sur toile – 142 x 193 cm – entre 1610 et 1614
 
 
Depuis sa redécouverte, en 1506, la statue représentant le prêtre troyen Laocoon et ses deux fils attaqués par des serpents (vatican, Museo Pio Clementino) n’a cessé de fasciner. Giuliano da Sangallo pensait y reconnaitre l’oeuvre dont parle Pline l’Ancien dans son « Histoire naturelle » : « Le Lacoon qui se trouve dans la demeure de l’empereur Titus, qu’il faut préférer à toute la peinture et toute la sculpture. D’un seul bloc de pierre les grands artistes Agésandros, Polydoros et Athénodoros de Rhodes réalisèrent Laocoon, ses fils et des noeuds de serpents magnifiques, grâce à l’accord de leur idée. »
Pour autant, le sujet a prêté à discussion. Virgile fut le premier, dans « L’Enéide », à évoquer cet épisode en présentant Laocoon comme une victime innocente, écartée par les Dieux pour avoir mis en garde les Troyens contre le cheval de bois laissé par les assiégeants : «  Je crains les Grecs, même lorsqu’ils offrent des présents. »
C’est ainsi que Laocoon, qui s’apprêtait, au nom des Troyens, à sacrifier un taureau dans l’espoir de vaincre les Grecs, vit surgir deux serpents qui se jetèrent sur lui et ses fils, après quoi ses concitoyens, croyant à une vengeance des dieux contre celui qui avait décrié leur présent, laissèrent le cheval entrer dans la ville, signant ainsi leur défaite. 
 
En revanche, pour Sophocle, Laocoon fut puni par Apollon pour avoir violé son devoir de célibat et condamné à voir ses fils déchirés par les serpents.
 
Quoi qu’il en soit, cette oeuvre ne cessera d’inspirer autant les écrivains et les philosophes que les historiens de l’art, et bien sûr les sculpteurs et les peintres, lesquels choisirent le plus souvent de représenter les derniers instants de la lutte de Laocoon et se deux fils se débattant en un vain sursaut. 
 
Parmi eux, le Gréco, partant ici, cas unique dans sa carrière, d’un thème issu de l’Antiquité incarné par une oeuvre que cet homme de son temps et fort cultivé, soucieux de défendre la suprématie des modernes sur les anciens, avait eu tout loisir de contempler à l’occasion d’un séjour à Rome, entre 1572 et 1576, où il était l’hôte du cardinal Alexandre Farnese, dont le palais abritait cette sculpture. 
 
Si nous observons attentivement la peinture du Gréco , nous remarquerons d’abord – outre un groupe de figures énigmatiques sur la droite – que l’un des deux fils de Laocoon est déjà mort, et que c’est donc l’ultime instant qui nous est montré. Puis nous noterons un élément encore plus déconcertant : ce panorama d’une ville, servant de fond à la tragédie. Cette cité n’est pas Trie mais Tolède – où pourtant nombre de bâtiments ont disparu (notamment la cathédrale et l’alcazar) – , qui nous est montrée à la façon d’une vue distordue, afin, comme l’écrivit le Gréco, que la peinture « délecte celui qui ne sait pas (…) et produise la stupeur chez celui qui la comprend. » La présence de Tolède, derrière Laocoon et ses fils, constitue l’élément le plus énigmatique de cette oeuvre et nécessite d’être expliquée, car elle parait transformer cette peinture en allégorie. 
 
Pour cela, il nous faut explorer l’histoire de cette ville au temps du Gréco, d’où émerge une information capitale : la chronique de la croisade menée par son archevêque, Bartolomé de Carranza y Miranda, qui combattit l’hérésie, avant d’en être à son tour accusé par les Dominicains et l’inquisition, puis mis à l’index parce qu’il prônait le retour à une plus grande spiritualité. Interprétation légitimée par le fait que les artisans de Carranza se recrutaient en nombre parmi les protecteurs du Gréco, et qui explique la présence de Tolède comme coeur d’une nouvelle culture humaniste autant que centre politique majeur – « Ciudad Imperial » – avant d’être supplanté par Madrid, et où l’archevêque avait fait ériger plusieurs édifices religieux qui en remodelèrent l’aspect. 
 
Considéré sous cette angle, le Laocoon du Gréco – fasciné par ce symbole de la lutte inégale, de l’agonie injuste – serait à la fois une apologie du prêtre idéal et l’illustration de ses souffrances. 
 
C’est donc Carranza, figure emblématique de la Contre-Réforme en Espagne, qui est évoqué sous les traits de Laocoon assorti d’un panorama de Tolède. Et aussi le péril contre lequel celui-ci a lutté, souligné par le choix du Gréco de « gommer » la présence des deux centres du pouvoir religieux et civil : la cathédrale et l’alcazar. 
 
L’art du Gréco est par excellence la manifestation d’une puissante subjectivité dans la perception du monde naturel fondé sur un savoir objectif. 
Ce dont nous avons ici un nouveau témoignage -, avec cette « christianisation » d’un mythe issu de l’Antiquité, qui aboutit, par l’intermédiaire de l’allusion à Carranza, à une allégorie de la Prudence et des vertus morales dont celui-ci s’était fait le héraut. 
 
Dans son Laocoon par la simple insertion d’un panorama de Tolède – qui embrasse littéralement le héros et ses fils au point de ne faire qu’un avec eux -, le Gréco, au-delà d’une référence à la culture antique, exprime une perception du monde moderne profondément transfigurée par sa subjectivité, qui ne l’en éloigne pas, mais, au contraire, l’en rapproche. 
 
D’ailleurs, derrière l’image de Laocoon, se dessine peut-être celle du Christ en Croix …
 
 
 
 
 
 

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